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Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.

Philosophe nulle part (suite)

Mon enfance s'est déroulée au sein d'une petite communauté francophone, une parmi tant d'autres plantées au beau milieu du vaste nulle part manitobain, un petit village qui somnolait dans un dédale de maisons propres et monotones. Ce petit village de Sainte-Agathe, assoupi sur les berges d'une rivière fongueuse aux eaux brunes, regroupait environ 600 habitants, tous francophones, sauf deux, et tous catholiques, sauf les mêmes deux. Typique des mille autres petits villages qui parsèment le paysage plat du Manitoba, deux protubérances interrompaient la silhouette nivelée de Sainte‑Agathe. D'un côté, l'Église, la veilleuse maternelle, couveuse d'âmes et oasis spirituelle; de l'autre côté, l'élévateur à grain, berger prolétaire et pourvoyeur de gagne-pain.

Ma famille habitait une ferme au bord de la rivière Rouge. Nous faisions plutôt de l'agriculture que de l'élevage d'animaux. Ces quelques acres fertiles représentaient le patrimoine parental et mon père, en vertu du fait qu'il était l'aîné des garçons de sa famille, avait fait un grand héritage de ces terres manitobaines. Mes oncles et mes tantes nous rendaient souvent visite dans « leur » maison, sur « leurs » terres. Évi-demment, nous n'étions guère propriétaires 

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de ces terres, mais de simples concierges temporaires. Malgré les maints commentaires nuancés à l'égard de son statut de locataire, mon père, un véritable paratonnerre inébranlable continua à s'investir corps et âme dans la ferme, comme son père et son grand-père l'avaient sans doute fait avant lui. Il travaillait toujours très fort, il n'avait pas le choix. On ne lui avait pas seulement légué des champs au beau milieu de nulle part, mais aussi confié la charge de faire de ces terres un vaisseau amiral du patrimoine familial.

Le fait que nous étions situés devant la fourche des rivières Rouge et aux Rats faisait de notre emplacement l’un des plus beaux de la province. Du moins, c'est ce que nous disait mon père. Nous n'avions pas seulement une rivière, mais deux. Les avantages de côtoyer ces eaux brunes étaient nombreux. Ces deux rivières nous faisaient cadeau d'une baignoire en été et d'une patinoire en hiver. Elles servaient à arroser nos jardins et à désaltérer nos vaches. Les eaux, étant venues de loin, elles étaient sales et fatiguées, mais encore propulsées par un courant fort et inlassable. En fait, c'est cette force apparente de la rivière qui me séduisait le plus et qui, malheureusement, apeurait ma mère au point où elle en faisait des cauchemars. Autant que ce courant fût une source de rêves pour moi, autant il représentait une obsession pour ma mère. En dépit de tout ce que la rivière nous rendait, les dangers qu'elle posait prédominaient de très loin comparativement à ses offrandes. Selon ma mère, cette rivière n'était qu’une voleuse de bébés qui enlèverait un jour ses enfants.

Mais ma mère, l'éternelle inquiète, avait le don de se tracasser pour un rien. En fait, elle était très sujette à l'anxiété. Les peurs de ma mère attisaient davantage mon désir de connaître la rivière. J'affectionnais la féminité de son côté ravitaillement et nourrisseur, pour nous qui la côtoyions. Et en même temps, impressionné par la masculinité de sa force et de sa certitude. Son courant avait son propre dessein, son propre horaire, son propre destin. Face à cette force autonome, l'homme était impuissant.

Même en hiver durant son hibernation, drapée de ses douzaines de pouces d'épaisseur de glace, ses eaux mouvantes continuaient à préoccuper et à hanter certaines personnes. En mars, elle devenait la grande vedette du réveil printanier. La menace annuelle qu'elle posait avec ses eaux et ses banquises était inévitable. Un peu comme les gens et les villages qui

la côtoyaient, la Rouge demeurait au courant de l'année, une petite rivière tranquille, peu importante, peu imposante et peu pittoresque. Cependant, au dégel du printemps, elle prenait l'allure d'un immense serpent blanc qui, avec la lenteur et la sournoiserie typique de cette détestable bête, se mettait à glisser doucement. Ses premiers sifflements, toujours les bienvenues, car ils annonçaient la fin de la dure saison, devenaient en si peu de temps de violents grondements semblable à ceux d’une bête enragée qui avait grossi trop vite et qui ne pouvait plus tenir son cours habituel.

 

C'est durant cette période de grondements et de craquements que tous les gens de mon village s'animaient le plus. Avec la fin du mauvais temps, quand nous ne pouvions plus parler de la température, les sujets de conversation pouvaient de nouveau passer à autre chose. Vivant avec la possibilité, annuelle et coutumière, que notre famille, notre ferme et que le village tout entier puissent du jour au lendemain être emportés par le courant de la rivière, rendait ce temps de l'année l'un des plus excitants.

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